dimanche 5 novembre 2017

Une nuit comme tant d'autres — Chapitre 5 : Monologue

- Vous avez fouillé dans mes affaires et lu des documents que vous saviez personnels et confidentiels ! Je vous ai recueillie et hébergée, je vous ai proposé de rester ici en mon absence et c'est comme ça que vous me remerciez ? Ce que vous avez fait pourrait vous coûter une punition ! La restriction ne vous a pas suffi ? Je ne sais même pas ce qui me retient de vous dénoncer !

Claariée détestait sermonner. Elle ne savait jamais comment exprimer sa colère. En plus, parler n'avait jamais été son fort. Cette faiblesse avait d'ailleurs orienté son choix de carrière : suivre des règles et des protocoles était plus simple que de réagir pertinemment à chaque problème.
Cette fois, l'expression de sa fureur alternait entre des allers-retours le long de la salle, bras croisés, les yeux rivés sur le sol, et des regards accusateurs dirigés vers Emia, toujours bras croisés, mais immobile et adossée au mur. Elle n'aimait pas crier, mais Emia avait exagéré. La confidentialité de ses lectures l'importait peu, mais c'était sa vie privée qui était concernée. À aucun moment ça ne regardait la rêveuse, et si Claariée n'en parlait pas c'était pour une raison. Aréli était hors limites.

Emia pleurait. Beaucoup. Assise sur sa chaise, les genoux remontés jusqu'au menton et la tête enfouie entre ses coudes et ses jambes, elle n'avait pas osé relever la tête depuis le retour de Claariée. Ses bras étaient trempés des larmes qui y dessinaient plusieurs sillons entremêlés avant de finir sur son bas de pyjama. Ses cheveux cachaient le peu des yeux que l'on pouvait encore apercevoir, mais sa simple posture trahissait sa souffrance. Elle avait de nouveau fait du mal, et c'était entièrement sa faute. Elle avait trahi la seule personne qui lui restait, la seule qui croyait encore en elle et en ses rêves. Celle qui l'avait attendue, sa porte ouverte. Celle qui n'avait posé aucune question. Celle qui lui avait fait confiance.
Les conséquences potentielles la terrorisaient. Allait-elle se retrouver finalement entièrement seule ? Claariée allait-elle la dénoncer ? Elle n'échapperait pas à la punition. Plus de don ? Plus de Rêves ? Plus personne.

- Partez. Habillez-vous, emportez ce qui vous appartient et ne revenez pas. Vos vêtements sont dans la commode derrière votre lit. N'essayez pas de me contacter, c'est moi qui le ferai. Peut-être. Et dépêchez-vous, j'ai des choses à faire ce soir qui d'ailleurs ne vous regardent pas non plus !

Emia ne répondit pas. Elle descendit de sa chaise, rangea sa blondeur derrière ses oreilles, se redressa et planta ses yeux gonflés de larmes dans ceux de Claariée un instant. Elle n'avait rien à lui dire, mais refusait de montrer l'ampleur de son abattement.
Sans un son, elle se dirigea vers l'étage. Elle prit soin de ne pas faire craquer la moindre marche de l'escalier avant de disparaître dans sa chambre. Une fois habillée, elle devrait prendre des décisions. Et oublier Aréli. Pour l'instant.
Emia ouvrit la commode et s'arrêta pour réfléchir. Il lui sembla à ce moment évident qu'elle aurait dû chercher ici en premier.
La commode était toute simple mais pourtant captiva Emia. Une basique construction de bois qui aurait pu épargner bien des problèmes si elle avait su se faire remarquer plus tôt. Trois tiroirs renfermaient l'ensemble des habits d'Emia. Propres, secs, pliés, rangés. Emia les sortit négligemment, les jeta sur le lit et les regarda de travers. Elle n'avait pas le souvenir de s'être habillée avec la veille. Elle se déshabilla, plia son pyjama aussi proprement qu'elle le pouvait, et enfila ses vêtements.
Avant de redescendre, elle se regarda dans le miroir devant elle. Elle se trouva encore plus petite que d'habitude. Souvent, Emia trichait sur sa taille et affirmait qu'elle mesurait plus d'un mètre. Elle ne l'atteignait pas. Et cette fois, elle n'avait même pas envie de se grandir. Elle voulait être la plus petite possible, le temps que le monde l'oublie. Elle se frotta les yeux une dernière fois, et redescendit.

 Claariée fixait Emia, le regard aussi sévère qu'à la première minute. Elle ne disait rien, et se contentait de tenir la porte ouverte, comme un ordre silencieux. Emia se retint de pleurer plus, et sortit en silence, marchant très lentement. Elle compta sept pas avant d'entendre la porte claquer derrière elle.

Claariée claqua la porte. Sans y croire. Elle voulait se montrer ferme, pourtant expulser Emia de chez elle lui faisait mal. Ce qu'elle avait fait ne pouvait rester impuni, et même si montrer de la colère était inutile, cela restait soulageant. Aussi, elle avait d'autres choses à faire sous peu. Aréli l'attendait dans à peine plus d'une heure, et elle avait encore du ménage à faire et ses révisions en retard. Ce n'était pas le moment de perdre son grade.
Elle oublia rapidement et facilement son ménage - il pouvait attendre - et se concentra sur l'important. Elle attrapa un énorme livre tout gris rempli de dizaines de marque-pages et un peu poussiéreux.
"Le Garde Souvain : plus qu'un métier, une vocation."
Un rictus sarcastique à la vue du titre marqua le premier sourire de Claariée de cette journée. La hiérarchie ne savait plus quoi inventer pour donner l'impression que ce que la garde faisait était bien. Claariée épousseta le livre d'un revers de la main puis d'un souffle, et l'ouvrit, à son grand regret, page quinze.

Rien à faire. Claariée referma le manuel à peine un quart d'heure plus tard. Elle avait beaucoup trop de choses en têtes pour réviser maintenant. Il était rare qu'elle n'arrive pas à se détacher de sa vie personnelle pour se concentrer sur son travail. Décidément, son initiation au Rêve et Emia en général la perturbaient. Tant pis. Claariée décida alors d'aller voir Aréli plus tôt. Elle risquait de croiser ses parents sur place, et même si ce n'était pas vraiment le meilleur moment pour, ça ne la dérangeait pas plus que ça. Claariée avait toujours fait l'effort d'entretenir de bonnes relations avec sa famille, et si rester proche d'Aréli avait été facile, repousser ses parents régulièrement était beaucoup moins agréable : depuis que leur jeune fille avait été diagnostiquée Défectueuse, ils étaient devenus extrêmement envahissants. S'occuper d'Aréli leur prenait beaucoup de temps, mais à la moindre occasion, ils essayaient de s'immiscer dans la vie de Claariée qui devait alors lutter pour garder un semblant de privacité.
Ce n'était pas des moments désagréables, mais Claariée estimait qu'elle ne devrait pas subir ce genre de comportement venant de ses parents. Elle était adulte, Aréli aussi, et toutes les deux étaient autonomes. Du moins, quand Aréli n'était pas blessée.
Claariée serra les poings.

Elle se mit en route sans tarder. Marcher lui déplaisait particulièrement ce soir. Elle avait déjà son service dans les jambes et beaucoup trop de soucis dans la tête pour apprécier une marche, aussi courte soit-elle. Emia, Aréli, le travail... Et bientôt ses rituels, c'était trop. Elle voulait respirer au moins un peu et ne penser à rien.
Arrivant proche de chez Aréli, Claariée sentit d'assez loin plusieurs Connexions étrangères à sa famille, dont au moins deux plus importantes que la sienne et assez fortes pour qu'elles soient conscientes de sa présence depuis plusieurs minutes. Elle aurait même dit qu'on la cherchait. Elle était trouvée.
Refusant de se presser pour une probable conversation désagréable, Claariée ralentit le pas pour franchir les quelques derniers mètres qui la séparaient de sa sœur. Elle gagnerait dix secondes de tranquillité. Involontairement sa Connexion sentit ses parents qui semblaient essayer de se faire discrets. Qu'est-ce qui pouvait bien se passer encore ?
Cela commençait à faire beaucoup. Sans se refaire la liste mentalement, Claariée ajouta ces présences à ses soucis. Seul avantage, elle pouvait régler ça immédiatement.

La porte s'ouvrit juste avant qu'elle ne puisse frapper. Un uniforme lui bloqua l'entrée. Un garde. Inconnu. Un gradé, visiblement. Claariée voulut lancer la conversation mais le garde la coupa avant qu'elle ne puisse dire un mot.

- Claariée Meyan ?
- C'est bien moi. Qui êtes-vous ? Que voulez-vous ?
- Lauc Ren. Garde supérieur du second ordre. Nous vous attendions, vous allez devoir nous suivre, votre sœur et vous.


Claariée était furieuse. Elle ne l'avait jamais autant été. Les heures qui venaient de s'écouler étaient intolérables. Les gardes les avaient traitées, Aréli et elle, comme jamais elle n'aurait traité un civil même coupable, et elle était pourtant garde elle-même !
D'abord elles avaient été arrachées à leurs parents comme des marchandises qu'on taxerait à un endetté, puis conduites à la Maison de Garde dans une ambiance proche d'une mise à l'arrêt avant d'être séparées et amenées individuellement dans de ridiculement petites salles d'interrogatoire.
Et depuis plus de trois heures, Claariée devait attendre. Sans savoir ce qu'on lui voulait. Sans que son grade ne lui octroie le moindre regard ou salut. Sans convictions, elle avait aussi tenté de trouver Aréli avec sa Connexion, en vain. Claariée s'était donc résolue à passer le temps à revivre d'ennuyeux évènements à l'aide de sa Mémoire, malgré son absence de talent dans le domaine. Au moins, la Mémoire de la pièce regorgeait de drames pour se changer les idées.
Finalement, après une heure de plus - au moins, selon elle - la porte s'ouvrit dévoilant à nouveau son nouvel ennemi juré, l'infâme Lauc Ren. Elle le détestait déjà. Beaucoup.

Ren fit un geste à Claariée pour l'inviter à s'asseoir. Sans la regarder, il s'assit à son tour à la table et installa devant lui une pile de documents suffisamment épaisse pour être inquiétante. Il ne put s'empêcher de sourire. Ses prédispositions à la Connexion lui permirent de sentir à la fois l'inquiétude et la haine que Claariée lui vouait, et il se dit encore une fois qu'il avait bien mérité son grade. Encore un an ou deux à ce rythme, et il pourrait faire tomber quelques têtes. Quelques. Toutes celles qui s'opposeraient à son ascension. Il ne voulait pas juste surveiller une ou deux sentinelles. Il les choisirait, trierait l'élite et dirigerait toute la garde. Seuls les dignes et les soumis pourraient se joindre à lui. Il monterait une armée privée et reconstruirait le système entier pour finalement prendre le pouvoir. Et ce jour, ça serait fini de rire. Mais pour l'instant, il pouvait bien se contenter de ruiner la vie d'une garde ou deux. Surtout si ça impliquait de casser une Défectueuse. Il prit la première feuille entre ses mains, la secoua un coup comme pour la rendre plus lisible et se racla la gorge.

- Claariée Meyan. Sœur aînée d'Aréli Meyan. Je pense que vous connaissez déjà à peu près les détails de l'histoire.

Il leva les yeux de sa feuille pour vérifier que Claariée confirmait ses dires avant de continuer.

- Aréli a été agressée puis a accusé un inspecteur d'être responsable... Bla, bla, bla... Ah, voilà le passage qui vous concerne.

Ren pausa une seconde pour regarder Claariée de nouveau. Il dut retenir un sourire supplémentaire. Ren avait senti l'impatience de sa victime du jour et était bien décidé à perdre un maximum de temps.
Claariée avait les bras croisés et essayait de rester impassible, mais Ren n'était pas dupe. Claariée se doutait du plaisir que prenait son supérieur. Elle non plus n'était pas dupe.
Lauc Ren reprit sa lecture.

- Selon les règles de l'Ordre, de l'Inspection et de la Garde Supérieure Interne, concernant les enquêtes impliquant des gardes non gradés dans des affaires internes de niveau 3, alors que le non gradé n'est ni victime ni accusé, dans le cadre d'une accusation répercutée envers du personnel du premier ordre de l'Inspection inférieure, en cas d'absence de responsabilité d'un supérieur hiérarchique dépendant de la Garde ou de l'Inspection, et si la victime fait partie de la catégorie externe de quatrième classe et possède un membre de la Garde ou de l'Inspection dans sa famille directe ou indirecte proche et habitant la même ville, le sus-cité lien familial se verra relevé de ses fonctions par tout supérieur direct ou de l'Ordre, si les besoins de l'enquête le requièrent. Bref, je vous passe les détails, vous me remercierez plus tard. Donc. Claariée Meyan, d'après.. bon, toutes ces règles qui n'intéressent personne, moi, Lauc Ren, garde supérieur du second ordre, me vois contraint, et notez bien que je dis contraint, de vous relever de vos fonctions le temps de la résolution de l'affaire concernant la victime, Aréli Meyan. Voilà, ce n'est pas ma décision je ne peux rien pour vous si vous voulez contester, il faudrait que vous contactiez l'Ordre d'abord puis... Enfin, je n'ai pas le temps pour ça.

- Et Aréli ? Claariée serrait les dents. Elle ne voulait pas faire plaisir à son bourreau et perdre son sang froid.
- Aréli reste avec nous au moins jusqu'à demain, et elle sera ensuite convoquée au besoin. Vous ne pouvez pas la voir pour l'instant.

Elle aurait pu. Ren voulait juste ennuyer Claariée un peu plus. Il reposa sa feuille sur l'énorme pile qu'il avait apportée pour faire plus impressionnant et en tira les dix du fond.

- Voilà les détails que j'ai passés et vos recours, mais ne vous faites pas d'idées, personne ne peut rien pour vous dans votre situation. Bien, vous présenterez mes amitiés à vos parents. Vous êtes libre de partir, mais restez dans les parages, on pourrait avoir besoin de vous, ça serait dommage que vous soyez introuvable.

Lauc Ren jubilait. En arriver à sous-entendre que la vraie coupable pouvait être Claariée était le dernier tour de son jeu. Avec ça, l'ex-garde qui lui faisait face - et dont il avait déjà oublié le nom - allait passer de très mauvais prochain jours. Des semaines même, avec un peu de chance. Décidément, il ne se lassait jamais de ces petits jeux. Mais il avait d'autres choses à faire. Une simple garde n'allait pas lui prendre toute la nuit. Ex-garde. Il pouffa, se leva, puis sortit. De toute façon, cette histoire ne le concernait déjà plus. Sa victime ne risquait pas de retrouver son poste avant un bout de temps. Voire pas du tout.

Claariée était sonnée. La décision qui venait d'être prise avait du sens, mais son entretien avec Ren dépassait l'entendement. Quel Souvain horrible ! Pour qui se prenait-il ?
L'ancienne garde resta assise quelques minutes le temps de reprendre ses esprits. Ce qui venait de se produire lui semblait encore irréel. Et ça compliquait encore sa situation. Finalement, elle se retrouvait aussi seule qu'Emia. Claariée allait avoir besoin de temps pour respirer et reprendre les choses au clair. Mais d'abord, ses rituels. C'était un bon début et ils devenaient urgents. En plus elle avait le temps maintenant. Mais avant ça, une bonne nuit de sommeil s'imposait.

Claariée se leva rapidement et sortit du bâtiment. Elle ne put s'empêcher de penser à Emia sur la route pour rentrer. L'ancienne garde aurait bien voulu rêver cette nuit aussi...

jeudi 2 mars 2017

Une nuit comme tant d'autres — Chapitre 4 : Commode

Claariée était ennuyée. Ou dérangée. Ou perplexe. Ou un mélange des trois. Ou même plutôt les trois séparément, mais tous à la fois. Elle avait déjà assez de travail chaque jour pour remplir sa vie, mais à ça venaient de se rajouter deux choses importantes : l'agression de sa sœur Aréli - on l'avait nommée à partir du nom de la fleur - et, depuis hier soir, Emia. À ce sujet, l'expérience de la nuit de rêve avait été extrêmement déstabilisante. D'un côté, elle avait vécu une expérience magnifique, qu'elle n'aurait jamais été capable de vivre seule. De l'autre, elle était terrifiée de devoir se laisser aller à ce point et de laisser le Rêveur aux commandes. À tout ça venaient se rajouter des centaines de questions, mélanges d'incompréhension et d'admiration. Une unique chose était maintenant sûre : plus jamais elle n'appellerait leurs dessins des dessins. Le pouvoir de ces... créations était impressionnant. Effrayant, selon elle. Elle se promit de questionner Emia à ce sujet quand elle en aurait le temps. Mais pour l'instant, Aréli était sa priorité.

Les Souvains ne sont pas un peuple particulièrement violent. Ni particulièrement pacifiste. La violence ou même le meurtre ne sont pas des choses grandement condamnées. Dans ces situations, on préférait reprocher le désordre occasionné. L'ordre était plus important que la vie, notamment depuis le dernier changement de régence. Pour les Souvains, la violence, la maladie ou la mort font partie de l'ordre naturel des choses et dans cette logique, ils ne les craignent pas - ni ne les attendent - et font avec.
Claariée en avait cependant une vision bien personnelle. Cela faisait six fois qu'Aréli se faisait agresser et cette fois il lui faudrait plus de vingt jours pour se remettre sur pieds.
Ce qui enrageait Claariée était la raison : toujours la même. Elle était Défectueuse. Aréli était complètement fermée à la fois à la Connexion et à la Mémoire depuis sa naissance, ce qui lui devait toute la responsabilité de son état. Et c'était injuste.
Claariée s'était juré de retrouver le coupable et de lui montrer sa justice à elle. En faire un exemple.
Malheureusement, Aréli avait assuré reconnaître un inspecteur comme étant son agresseur, et ça compliquait beaucoup l'affaire. L'histoire risquait de remonter jusqu'aux hautes autorités, qui allaient faire tout leur possible pour éviter de trouver le responsable, préférant éviter de condamner un membre de l'inspection, seul rempart entre elles et la véritable justice.
En attendant des résultats concrets, Claariée avait décidé de simplement veiller sur sa sœur le temps de sa convalescence.

Le soleil venait à peine de se lever. L'heure d'y aller. Claariée laissa un message sur la table à l'attention d'Emia, lui disant de faire comme chez elle, et qu'elle pouvait partir si elle préférait. Claariée, elle, aurait préféré qu'Emia reste. Ce n'était pas à elle d'en décider. Claariée partit, soulagée de pouvoir oublier un peu ses histoires de Rêveuses et d'agressions le temps d'un service. Douze heures. Pas mal.


Emia se réveilla avec beaucoup de difficultés. Elle sentit immédiatement la fatigue incrustée au plus profond de sa chair essayer de la maintenir endormie. Elle n'avait que peu de souvenirs de la veille et seulement des restes résiduels du rêve de la nuit. Pourtant, elle savait qu'elle avait rêvé, son don se sentait mieux. Elle eut le temps de sentir la déception remplacer l'épuisement un court instant.
Un coup d'oeil au soleil. Pas de fenêtre. Pas de fenêtre ?! L'information frappa son esprit. Ce n'était pas sa chambre. Elle n'était pas chez elle. Elle était... chez Claariée ? Oui, Claariée ! C'est avec Claariée qu'elle avait rêvé. Emia paniqua. Un instant. Deux. Vingt minutes. Elle se redressa. Des vagues de souvenirs lui revinrent. Elle avait marché. Elle était attendue. Elles avaient rêvé.
Emia sonda les environs avec sa Connexion. Aucune trace du lien avec Claariée, elle était seule.
Elle se leva difficilement, chaque geste accompagné de fortes douleurs. Puis elle remarqua deux choses au même instant. Elle était en pyjama, pas le sien, et le parquet grinçait sous ses pas. C'était plaisant. Elle sourit, puis s'étira. Mauvaise idée. Elle avait d'importantes courbatures dans tout le corps et une seule nuit de sommeil était loin d'être suffisante pour les calmer. La douleur lui tira une grimace.

Sans forcer, Emia décida d'explorer la maison. Elle était grande. Et tout en bois. Emia nota trois chambres à l'étage, dont celle d'où elle venait, et une au rez-de-chaussée en plus d'une grande salle, d'un coin cuisine et d'un entrepôt pour la nourriture. C'était une maison beaucoup trop grande pour une seule personne. Elle se dit que Claariée avait dû vivre avec quelqu'un, voire toute une famille.
En se promenant d'une pièce à l'autre, Emia remarqua plusieurs peintures de plutôt mauvaise qualité et quelques vases assez moches. Il lui sembla évident que Claariée ne savait pas apprécier l'esthétique des objets.
La maison était en revanche parfaitement rangée et organisée. Tout était à sa place, d'une propreté presque inquiétante. Emia trouva assez de literie pour douze personnes et assez de nourriture pour deux cycles solaires. À ce niveau, Claariée s'approchait plus de la paranoïa que de la prudence. Emia profita de l'abondance pour se servir en thé et en pain. Elle aimait beaucoup le thé à l'aréli. Un demi-bol suffisait pour l'apaiser et la réchauffer. Et le pain, c'est consistant.
Emia s'assit avec son repas à table et regarda autour d'elle. La pièce était très lumineuse malgré deux simples fenêtres pas très grandes, leur emplacement et leur orientation permettaient d'accueillir la lumière bien mieux que chez elle, et elle en était un peu jalouse. Le reste de l'étage était très sobre, et peu remarquable. Même la descente de l'escalier n'avait étonnamment pas été trop difficile. Quelque chose dérangeait Emia. Comme si la maison n'était pas faite pour qu'on y vive. C'était étrange...

Emia remarqua enfin une note sur la table. Son nom y était écrit en gros, d'une belle écriture, comme celle apprise pendant l'enseignement aux lettres.

Emia,
Je sais que vous êtes épuisée. Vous pouvez rester ici aussi longtemps que vous le souhaitez. Je ne vous retiens pas non plus, mais j'aimerais vous parler un peu plus tard. Si vous partez, s'il vous plaît laissez-moi votre adresse que je puisse vous contacter.
Je rentrerai tard, après le coucher du soleil, je dois voir de la famille après mon service. Faites comme chez vous le temps de mon absence.
Merci pour la nuit que vous m'avez offerte. Je m'en souviendrai toujours.

Claariée M.

Le message eut un impact bien plus important que prévu par Claariée. Emia y réagit plusieurs fois. D'abord, elle comprit que Claariée souhaitait la revoir. La relation entre elles devenait concrète, et Emia sourit à l'idée de revoir la garde d'autres fois. Ensuite elle dut accepter la présence de tout un monde autour de Claariée : une famille, un emploi, des amis, bref, une vie entière, et pas simplement le fantasme de Rêve que Claariée était encore un peu dans la tête d'Emia. Enfin, et surtout, la Rêveuse réalisa qu'elle n'avait aucune raison de partir. Là où Claariée partait travailler puis voir sa famille, Emia n'avait plus d'emploi, et très peu de liens avec ses parents. Elle était seule, sans rien, physiquement amochée et mentalement abandonnée. La personne dont elle se sentait la plus proche actuellement était une inconnue vraiment rencontrée la veille. Un vertige la saisit. Qu'allait-elle faire maintenant ? Qu'allait-elle devenir ? Elle n'avait aucune qualification de plus que son don de Rêve et ne risquait pas de retrouver du travail si facilement.
Toutes ces pensées sombres poussèrent la fatigue à revenir. Emia but presque tout son thé, croqua dans son pain et décida de retourner se coucher. Ses problèmes étaient importants, mais ils avaient un gros point positif : ils pouvaient attendre une demi-journée s'il le fallait. Ou dix. Dix c'était tentant.
Elle s'endormit aussitôt.


Dans certains cas, la distorsion de la perception du temps peut être très importante. Par exemple quand on s'ennuie, ou quand on pense à autre chose qu'à ce qui se passe devant nos yeux. Claariée subissait les deux. Son travail de garde ne l'avait jamais passionnée, mais il était sûr et rentable et elle s'y était habituée, par contre il se passait beaucoup trop de choses dans sa tête pour qu'elle puisse consacrer la moindre parcelle de son attention à ses tâches. Et donc le temps lui paraissait d'une lenteur exceptionnelle.
Elle passa son service à se poser des questions. Emia avait-elle eu son message ? Comment allait-elle ? Était-elle restée ? Comment fonctionnait le don de Rêve ? Quel lien existait-il entre les... créations manuscrites et le Rêve endormi ? Que pouvait-elle avoir de particulier pour être un sujet de Rêve aussi régulier chez Emia ? Pourquoi pas quelqu'un d'autre ? Comment décrire ce qu'elle avait ressenti ? Était-ce nécessaire ? Qu'avait ressenti Emia ?
Elle fit ensuite le lien avec Aréli. Les Défectueux pouvaient-ils recevoir les rêves ? Avoir le don ? Était-ce le même genre de chose qui était à l'origine de la défection ou de l'ouverture au Rêve ?
Claariée n'y connaissait rien et l'expérience du Rêve avait piqué sa curiosité. Elle espérait une longue conversation avec Emia à ce sujet. C'est avec cette pensée en tête qu'elle attendit avec lassitude la pause de midi.


La Rêveuse ouvrit les yeux. Avait-elle dormi ?
Aïe.
Oui.
Emia se sentait tout de même mieux. Au moins, elle se sentait reposée. Elle se releva, cette fois-ci un peu plus facilement que la première, et descendit jeter son coup d'œil habituel au soleil. Presque midi. Il était temps de s'habiller, elle ne pouvait pas rester en pyjama, surtout dans un qui ne lui appartenait pas. Elle remonta jusqu'à sa chambre mais n'y trouva pas ses vêtements. Claariée avait dû les laver puis les ranger. Emia redescendit encore une fois pour fouiller la grande penderie, en faisant volontairement craquer les marches sous ses pas malgré sa petite taille et son faible poids.
Elle y trouva d'impressionnantes piles de draps, plusieurs chemises et pyjamas, quelques rares robes dans lesquelles elle avait du mal à imaginer Claariée, mais pas ses vêtements. En revanche, un gros coffre en bois attira son attention. Il n'était pas fermé.
Poussée par sa curiosité, Emia fouilla. Elle ouvrit le coffre et en sortit un gros dossier rempli de feuilles manuscrites. C'étaient des rapports d'agression concernant une certaine Aréli Meyan, accompagnés de lettres écrites par cette même Aréli Meyan. Emia eut un léger sourire en regardant vers son reste de thé. Elle savait que fouiller était une mauvaise idée et entreprit de tout ranger, mais un mot retint son attention. Un mot qui revenait régulièrement sur chaque feuille et qui semblait être le sujet au centre de tous ces rapports.

Défectueuse.

Défectueuse. Emia eut encore une fois une double réaction. Un mélange de rejet et de fascination. Depuis toujours elle espérait connaître des Défectueux, et si l'idée de Souvains à qui on aurait retiré une partie de leur être était effrayant, Emia touchait peut-être la porte d'entrée de leur monde. Une opportunité qu'il serait dommage de rater.
Elle laissa tomber la recherche de ses vêtements et décida plutôt d'apprendre tout ce qu'elle pouvait sur Aréli. Joli nom.
Emia passa tout l'après-midi à lire et relire plusieurs fois chaque page à la recherche de la moindre information qui pourrait lui échapper.
Elle apprit qu'Aréli était l'unique sœur cadette de Claariée - ce qui expliquait le "M." de la signature du mot que Claariée avait laissé - et qu'elle était entièrement fermée à la Connexion et à la Mémoire.
Emia passa rapidement sur les détails glauques de la description des blessures qu'elle avait subies et se concentra sur les informations relatives à la communauté des Défectueux. On entendait dire qu'ils se réunissaient la nuit pour passer inaperçus - puisqu'indétectables à la Connexion - mais Emia n'était pas dupe, c'était une idée reçue qui cultivait leur ségrégation. Elle se dit que pour certaines choses, être complètement invisible devait même être pratique.
Aucune information relative aux Défectueux ne fut vraiment exploitable, mais au fil de ses lectures elle apprit le nom de deux autres Souvains Défectueux impliqués dans les histoires d'Aréli. Aevler et Daunar Sull. Certainement des frères. Deux noms à retenir pour d'éventuelles recherches ou rencontres inopinées futures.
Le reste des rapports était principalement constitué de termes compliqués pour résumer les agressions. Rien de très utilisable pour en apprendre sur les Défectueux.
Plongée dans ses lectures, elle sentit son lien de Connexion trop tard.


Claariée venait de passer un très mauvais moment. Son ennui ne s'était pas dissipé, au contraire, et avait fini par être remarqué par la mauvaise personne. La Sentinelle avait une très bonne Mémoire et avait pu sentir ses humeurs de la matinée, et, bien sûr, ça lui était retombé dessus et on l'avait assignée aux corvées. Voilà qui allait certainement combler son ennui...
Tout l'après-midi était passé à un ralenti tel que Claariée ne l'aurait pas cru possible. En plus, entre un polissage et une couture, elle s'était rendu compte qu'elle avait oublié une partie des documents dont elle avait besoin pour Aréli, et elle était obligée de repasser par chez elle avant d'aller voir sa sœur. Elle avait bien besoin de ça...
Quand enfin la fin de son service arriva, Claariée se dépêcha de récupérer ses affaires et de partir vers chez elle. Au moins, elle pourrait savoir si Emia était restée ou non. Avec cette information, il serait plus facile pour elle d'organiser la suite.
Elle se mit en route en pressant le pas. Elle avait une bonne demi-heure de marche et elle était déjà assez irritée pour ne pas avoir envie de marcher longtemps. C'était une mauvaise journée, elle devait se calmer.
Se forçant à profiter de l'air frais, la garde ralentit un peu et contempla quelques instants le soleil se couchant derrière sa colline maintenant préférée. Elle regrettait l'époque où elle pouvait encore s'émerveiller de cette simple vue. Emia le pouvait certainement. Claariée n'y arrivait plus, et elle le mettait sur le compte de l'âge. Près de seize ans. Il était temps qu'elle prenne des décisions concernant son avenir. Elle serait bientôt trop vieille pour être garde et elle ne voulait pas monter en grade ou devenir inspectrice. Trois ans, c'est court. Mais pour l'instant, elle devait s'occuper d'Emia. D'Aréli. Les deux. Aréli d'abord.
Claarée remarqua Emia de loin. Elle n'était pas partie. Enfin une bonne nouvelle. Elle pourrait avoir une conversation agréable aujourd'hui. Elle poussa sa porte d'entrée.


La porte d'entrée s'ouvrit, dévoilant Claariée. Trop tard pour tout cacher. Emia savait qu'elle n'aurait pas dû fouiller. Elle ne se chercha pas d'excuse.

- Emia ? Vous n'êtes pas habillée ? Que faites-vous ?