dimanche 5 novembre 2017

Une nuit comme tant d'autres — Chapitre 5 : Monologue

- Vous avez fouillé dans mes affaires et lu des documents que vous saviez personnels et confidentiels ! Je vous ai recueillie et hébergée, je vous ai proposé de rester ici en mon absence et c'est comme ça que vous me remerciez ? Ce que vous avez fait pourrait vous coûter une punition ! La restriction ne vous a pas suffi ? Je ne sais même pas ce qui me retient de vous dénoncer !

Claariée détestait sermonner. Elle ne savait jamais comment exprimer sa colère. En plus, parler n'avait jamais été son fort. Cette faiblesse avait d'ailleurs orienté son choix de carrière : suivre des règles et des protocoles était plus simple que de réagir pertinemment à chaque problème.
Cette fois, l'expression de sa fureur alternait entre des allers-retours le long de la salle, bras croisés, les yeux rivés sur le sol, et des regards accusateurs dirigés vers Emia, toujours bras croisés, mais immobile et adossée au mur. Elle n'aimait pas crier, mais Emia avait exagéré. La confidentialité de ses lectures l'importait peu, mais c'était sa vie privée qui était concernée. À aucun moment ça ne regardait la rêveuse, et si Claariée n'en parlait pas c'était pour une raison. Aréli était hors limites.

Emia pleurait. Beaucoup. Assise sur sa chaise, les genoux remontés jusqu'au menton et la tête enfouie entre ses coudes et ses jambes, elle n'avait pas osé relever la tête depuis le retour de Claariée. Ses bras étaient trempés des larmes qui y dessinaient plusieurs sillons entremêlés avant de finir sur son bas de pyjama. Ses cheveux cachaient le peu des yeux que l'on pouvait encore apercevoir, mais sa simple posture trahissait sa souffrance. Elle avait de nouveau fait du mal, et c'était entièrement sa faute. Elle avait trahi la seule personne qui lui restait, la seule qui croyait encore en elle et en ses rêves. Celle qui l'avait attendue, sa porte ouverte. Celle qui n'avait posé aucune question. Celle qui lui avait fait confiance.
Les conséquences potentielles la terrorisaient. Allait-elle se retrouver finalement entièrement seule ? Claariée allait-elle la dénoncer ? Elle n'échapperait pas à la punition. Plus de don ? Plus de Rêves ? Plus personne.

- Partez. Habillez-vous, emportez ce qui vous appartient et ne revenez pas. Vos vêtements sont dans la commode derrière votre lit. N'essayez pas de me contacter, c'est moi qui le ferai. Peut-être. Et dépêchez-vous, j'ai des choses à faire ce soir qui d'ailleurs ne vous regardent pas non plus !

Emia ne répondit pas. Elle descendit de sa chaise, rangea sa blondeur derrière ses oreilles, se redressa et planta ses yeux gonflés de larmes dans ceux de Claariée un instant. Elle n'avait rien à lui dire, mais refusait de montrer l'ampleur de son abattement.
Sans un son, elle se dirigea vers l'étage. Elle prit soin de ne pas faire craquer la moindre marche de l'escalier avant de disparaître dans sa chambre. Une fois habillée, elle devrait prendre des décisions. Et oublier Aréli. Pour l'instant.
Emia ouvrit la commode et s'arrêta pour réfléchir. Il lui sembla à ce moment évident qu'elle aurait dû chercher ici en premier.
La commode était toute simple mais pourtant captiva Emia. Une basique construction de bois qui aurait pu épargner bien des problèmes si elle avait su se faire remarquer plus tôt. Trois tiroirs renfermaient l'ensemble des habits d'Emia. Propres, secs, pliés, rangés. Emia les sortit négligemment, les jeta sur le lit et les regarda de travers. Elle n'avait pas le souvenir de s'être habillée avec la veille. Elle se déshabilla, plia son pyjama aussi proprement qu'elle le pouvait, et enfila ses vêtements.
Avant de redescendre, elle se regarda dans le miroir devant elle. Elle se trouva encore plus petite que d'habitude. Souvent, Emia trichait sur sa taille et affirmait qu'elle mesurait plus d'un mètre. Elle ne l'atteignait pas. Et cette fois, elle n'avait même pas envie de se grandir. Elle voulait être la plus petite possible, le temps que le monde l'oublie. Elle se frotta les yeux une dernière fois, et redescendit.

 Claariée fixait Emia, le regard aussi sévère qu'à la première minute. Elle ne disait rien, et se contentait de tenir la porte ouverte, comme un ordre silencieux. Emia se retint de pleurer plus, et sortit en silence, marchant très lentement. Elle compta sept pas avant d'entendre la porte claquer derrière elle.

Claariée claqua la porte. Sans y croire. Elle voulait se montrer ferme, pourtant expulser Emia de chez elle lui faisait mal. Ce qu'elle avait fait ne pouvait rester impuni, et même si montrer de la colère était inutile, cela restait soulageant. Aussi, elle avait d'autres choses à faire sous peu. Aréli l'attendait dans à peine plus d'une heure, et elle avait encore du ménage à faire et ses révisions en retard. Ce n'était pas le moment de perdre son grade.
Elle oublia rapidement et facilement son ménage - il pouvait attendre - et se concentra sur l'important. Elle attrapa un énorme livre tout gris rempli de dizaines de marque-pages et un peu poussiéreux.
"Le Garde Souvain : plus qu'un métier, une vocation."
Un rictus sarcastique à la vue du titre marqua le premier sourire de Claariée de cette journée. La hiérarchie ne savait plus quoi inventer pour donner l'impression que ce que la garde faisait était bien. Claariée épousseta le livre d'un revers de la main puis d'un souffle, et l'ouvrit, à son grand regret, page quinze.

Rien à faire. Claariée referma le manuel à peine un quart d'heure plus tard. Elle avait beaucoup trop de choses en têtes pour réviser maintenant. Il était rare qu'elle n'arrive pas à se détacher de sa vie personnelle pour se concentrer sur son travail. Décidément, son initiation au Rêve et Emia en général la perturbaient. Tant pis. Claariée décida alors d'aller voir Aréli plus tôt. Elle risquait de croiser ses parents sur place, et même si ce n'était pas vraiment le meilleur moment pour, ça ne la dérangeait pas plus que ça. Claariée avait toujours fait l'effort d'entretenir de bonnes relations avec sa famille, et si rester proche d'Aréli avait été facile, repousser ses parents régulièrement était beaucoup moins agréable : depuis que leur jeune fille avait été diagnostiquée Défectueuse, ils étaient devenus extrêmement envahissants. S'occuper d'Aréli leur prenait beaucoup de temps, mais à la moindre occasion, ils essayaient de s'immiscer dans la vie de Claariée qui devait alors lutter pour garder un semblant de privacité.
Ce n'était pas des moments désagréables, mais Claariée estimait qu'elle ne devrait pas subir ce genre de comportement venant de ses parents. Elle était adulte, Aréli aussi, et toutes les deux étaient autonomes. Du moins, quand Aréli n'était pas blessée.
Claariée serra les poings.

Elle se mit en route sans tarder. Marcher lui déplaisait particulièrement ce soir. Elle avait déjà son service dans les jambes et beaucoup trop de soucis dans la tête pour apprécier une marche, aussi courte soit-elle. Emia, Aréli, le travail... Et bientôt ses rituels, c'était trop. Elle voulait respirer au moins un peu et ne penser à rien.
Arrivant proche de chez Aréli, Claariée sentit d'assez loin plusieurs Connexions étrangères à sa famille, dont au moins deux plus importantes que la sienne et assez fortes pour qu'elles soient conscientes de sa présence depuis plusieurs minutes. Elle aurait même dit qu'on la cherchait. Elle était trouvée.
Refusant de se presser pour une probable conversation désagréable, Claariée ralentit le pas pour franchir les quelques derniers mètres qui la séparaient de sa sœur. Elle gagnerait dix secondes de tranquillité. Involontairement sa Connexion sentit ses parents qui semblaient essayer de se faire discrets. Qu'est-ce qui pouvait bien se passer encore ?
Cela commençait à faire beaucoup. Sans se refaire la liste mentalement, Claariée ajouta ces présences à ses soucis. Seul avantage, elle pouvait régler ça immédiatement.

La porte s'ouvrit juste avant qu'elle ne puisse frapper. Un uniforme lui bloqua l'entrée. Un garde. Inconnu. Un gradé, visiblement. Claariée voulut lancer la conversation mais le garde la coupa avant qu'elle ne puisse dire un mot.

- Claariée Meyan ?
- C'est bien moi. Qui êtes-vous ? Que voulez-vous ?
- Lauc Ren. Garde supérieur du second ordre. Nous vous attendions, vous allez devoir nous suivre, votre sœur et vous.


Claariée était furieuse. Elle ne l'avait jamais autant été. Les heures qui venaient de s'écouler étaient intolérables. Les gardes les avaient traitées, Aréli et elle, comme jamais elle n'aurait traité un civil même coupable, et elle était pourtant garde elle-même !
D'abord elles avaient été arrachées à leurs parents comme des marchandises qu'on taxerait à un endetté, puis conduites à la Maison de Garde dans une ambiance proche d'une mise à l'arrêt avant d'être séparées et amenées individuellement dans de ridiculement petites salles d'interrogatoire.
Et depuis plus de trois heures, Claariée devait attendre. Sans savoir ce qu'on lui voulait. Sans que son grade ne lui octroie le moindre regard ou salut. Sans convictions, elle avait aussi tenté de trouver Aréli avec sa Connexion, en vain. Claariée s'était donc résolue à passer le temps à revivre d'ennuyeux évènements à l'aide de sa Mémoire, malgré son absence de talent dans le domaine. Au moins, la Mémoire de la pièce regorgeait de drames pour se changer les idées.
Finalement, après une heure de plus - au moins, selon elle - la porte s'ouvrit dévoilant à nouveau son nouvel ennemi juré, l'infâme Lauc Ren. Elle le détestait déjà. Beaucoup.

Ren fit un geste à Claariée pour l'inviter à s'asseoir. Sans la regarder, il s'assit à son tour à la table et installa devant lui une pile de documents suffisamment épaisse pour être inquiétante. Il ne put s'empêcher de sourire. Ses prédispositions à la Connexion lui permirent de sentir à la fois l'inquiétude et la haine que Claariée lui vouait, et il se dit encore une fois qu'il avait bien mérité son grade. Encore un an ou deux à ce rythme, et il pourrait faire tomber quelques têtes. Quelques. Toutes celles qui s'opposeraient à son ascension. Il ne voulait pas juste surveiller une ou deux sentinelles. Il les choisirait, trierait l'élite et dirigerait toute la garde. Seuls les dignes et les soumis pourraient se joindre à lui. Il monterait une armée privée et reconstruirait le système entier pour finalement prendre le pouvoir. Et ce jour, ça serait fini de rire. Mais pour l'instant, il pouvait bien se contenter de ruiner la vie d'une garde ou deux. Surtout si ça impliquait de casser une Défectueuse. Il prit la première feuille entre ses mains, la secoua un coup comme pour la rendre plus lisible et se racla la gorge.

- Claariée Meyan. Sœur aînée d'Aréli Meyan. Je pense que vous connaissez déjà à peu près les détails de l'histoire.

Il leva les yeux de sa feuille pour vérifier que Claariée confirmait ses dires avant de continuer.

- Aréli a été agressée puis a accusé un inspecteur d'être responsable... Bla, bla, bla... Ah, voilà le passage qui vous concerne.

Ren pausa une seconde pour regarder Claariée de nouveau. Il dut retenir un sourire supplémentaire. Ren avait senti l'impatience de sa victime du jour et était bien décidé à perdre un maximum de temps.
Claariée avait les bras croisés et essayait de rester impassible, mais Ren n'était pas dupe. Claariée se doutait du plaisir que prenait son supérieur. Elle non plus n'était pas dupe.
Lauc Ren reprit sa lecture.

- Selon les règles de l'Ordre, de l'Inspection et de la Garde Supérieure Interne, concernant les enquêtes impliquant des gardes non gradés dans des affaires internes de niveau 3, alors que le non gradé n'est ni victime ni accusé, dans le cadre d'une accusation répercutée envers du personnel du premier ordre de l'Inspection inférieure, en cas d'absence de responsabilité d'un supérieur hiérarchique dépendant de la Garde ou de l'Inspection, et si la victime fait partie de la catégorie externe de quatrième classe et possède un membre de la Garde ou de l'Inspection dans sa famille directe ou indirecte proche et habitant la même ville, le sus-cité lien familial se verra relevé de ses fonctions par tout supérieur direct ou de l'Ordre, si les besoins de l'enquête le requièrent. Bref, je vous passe les détails, vous me remercierez plus tard. Donc. Claariée Meyan, d'après.. bon, toutes ces règles qui n'intéressent personne, moi, Lauc Ren, garde supérieur du second ordre, me vois contraint, et notez bien que je dis contraint, de vous relever de vos fonctions le temps de la résolution de l'affaire concernant la victime, Aréli Meyan. Voilà, ce n'est pas ma décision je ne peux rien pour vous si vous voulez contester, il faudrait que vous contactiez l'Ordre d'abord puis... Enfin, je n'ai pas le temps pour ça.

- Et Aréli ? Claariée serrait les dents. Elle ne voulait pas faire plaisir à son bourreau et perdre son sang froid.
- Aréli reste avec nous au moins jusqu'à demain, et elle sera ensuite convoquée au besoin. Vous ne pouvez pas la voir pour l'instant.

Elle aurait pu. Ren voulait juste ennuyer Claariée un peu plus. Il reposa sa feuille sur l'énorme pile qu'il avait apportée pour faire plus impressionnant et en tira les dix du fond.

- Voilà les détails que j'ai passés et vos recours, mais ne vous faites pas d'idées, personne ne peut rien pour vous dans votre situation. Bien, vous présenterez mes amitiés à vos parents. Vous êtes libre de partir, mais restez dans les parages, on pourrait avoir besoin de vous, ça serait dommage que vous soyez introuvable.

Lauc Ren jubilait. En arriver à sous-entendre que la vraie coupable pouvait être Claariée était le dernier tour de son jeu. Avec ça, l'ex-garde qui lui faisait face - et dont il avait déjà oublié le nom - allait passer de très mauvais prochain jours. Des semaines même, avec un peu de chance. Décidément, il ne se lassait jamais de ces petits jeux. Mais il avait d'autres choses à faire. Une simple garde n'allait pas lui prendre toute la nuit. Ex-garde. Il pouffa, se leva, puis sortit. De toute façon, cette histoire ne le concernait déjà plus. Sa victime ne risquait pas de retrouver son poste avant un bout de temps. Voire pas du tout.

Claariée était sonnée. La décision qui venait d'être prise avait du sens, mais son entretien avec Ren dépassait l'entendement. Quel Souvain horrible ! Pour qui se prenait-il ?
L'ancienne garde resta assise quelques minutes le temps de reprendre ses esprits. Ce qui venait de se produire lui semblait encore irréel. Et ça compliquait encore sa situation. Finalement, elle se retrouvait aussi seule qu'Emia. Claariée allait avoir besoin de temps pour respirer et reprendre les choses au clair. Mais d'abord, ses rituels. C'était un bon début et ils devenaient urgents. En plus elle avait le temps maintenant. Mais avant ça, une bonne nuit de sommeil s'imposait.

Claariée se leva rapidement et sortit du bâtiment. Elle ne put s'empêcher de penser à Emia sur la route pour rentrer. L'ancienne garde aurait bien voulu rêver cette nuit aussi...